Les linguistes ont souvent choisi de classer les créoles de la Caraïbe selon l’origine linguistique du colon, “créoles anglais”, “créoles français”, “créoles hollandais”, etc. ; et l’on peut reconnaître une certaine pertinence dans ce choix en raison de la grande proportion du lexique créole provenant des parlers européens des régions d’origine des colons (par exemple du lexique d’origine normande, d’origine bretonne, etc. en kréyòl). « L’on remarquera cependant que le recours au lexique, le domaine le plus vulnérable de la langue, comme critère de classification génétique, est plus que discutable. L’on a habituellement recours à la morphologie pour ce type de classification » (Ama Mazama (Marie-Josée Cérol), Langue et identité en Guadeloupe : une perspective afrocentrique, Editions Jasor, 1997, p.32). Effectivement, si ce choix du critère de la langue du colon permet un classement simple et clair des différents créoles caribéens ; on peut s’interroger pour savoir si le recours à ce seul critère de classement n’induit pas, chez certains linguistes, certaines considérations non-exprimées qui ont pour but de pérenniser la soumission de ces langues de colonisés à leur langue colonisatrice. Ainsi, si les créoles caribéens “à base lexicale française” sont effectivement les différents dialectes, plus ou moins spontanément intercompréhensibles, de cette même langue qu’est le kréyòl, le sont-ils seulement parce qu’ils partagent la même “langue cible” ? Ce qui laisse sous-entendre que c’est la langue française qui est la source, la souche et le lien à elle seule.
On se retrouve
donc, comme toujours dans les débats sur les langues créoles,
en plein cœur de l’opposition entre les superstatistes et les substratistes.
Les superstratistes estimant que, ce que certains considèrent comme
des spécificités des créoles sont des traits déjà
présents dans les registres archaïques ou marginaux des langues
européennes d’origine (le français serait donc le superstrat
du kréyòl, ce dernier ne serait donc qu’un parler
régional du français du 17e siècle) ; alors que les
substratistes, ou ceux que les superstratistes considèrent comme
tels, privilégient l’influence des langues parlées par les
ancêtres des locuteurs actuels des créoles dans l’explication
de l’originalité des langues créoles (le
kréyòl
serait donc une nouvelle langue née de la restructuration de la
langue cible qu’est le français colonial sous l’influence des langues
des esclaves africains).
Etant donné
que les thèses sur la genèse du kréyòl
orientent également les différentes propositions d’écriture
de la langue, il m’a semblé intéressant de s’attarder sur
cette question avant d’aborder l’orthographe du kréyòl
contemporain.
Conscients
de la nécessité d’examiner complètement le développement
de la colonisation afin de comprendre le développement des créoles,
des linguistes se sont penchés sur la démographie de la traite
et de l’esclavage pour construire des théories et des hypothèses
sur la genèse des créoles. « La plupart de ces hypothèses
ont pour but ou pour effet de rejeter, de nier ou de minimiser le rôle
des langues africaines indigènes dans la genèse des créoles
(c’est-à-dire de rejeter la prétendue hypothèse du
substrat). L’argumentation typique se développe ainsi : la documentation
montre qu’il y avait une grande diversité d’ethnies et de langues
africaines dans une colonie quelconque (pour le cas du Nouveau Monde).
Dans le cas de l’Océan Indien, il n’y avait qu’une faible proportion
d’Africains dans la population totale de la colonie. Dans un cas comme
dans l’autre, il n’aurait pas pu y avoir une influence significative des
langues africaines sur l’émergence des langues créoles. L’influence
africaine serait donc possible dans le lexique (mais, même là,
très peu significative), et peut-être dans la phonologie,
mais, par contre, impossible dans la morphosyntaxe » (Mervyn
C. Alleyne, Syntaxe historique créole, Karthala – P.U.C.,
1996, p. 17).
Ainsi, Dereck
Bickerton établit une stricte corrélation entre la proportion
numérique des Européens par rapport à la population
servile et l’apparition d’un créole : une langue créole ne
pourrait émerger tant que la population servile n’atteint pas les
80 % de la population totale. Pourtant, Alleyne rappelle qu’ «
il
y a des cas, parmi les créole français et autres, où
la corrélation de Bickerton n’est pas valable, c’est-à-dire
où, malgré une proportion relativement haute d’Européens,
dépassant 20 % de la population totale, il y au genèse d’un
créole. Goodman (1985) montre qu’en 1664, trente ans après
la fondation de la colonie esclavagiste, il y avait à la Martinique
un nombre égal de Blancs et d’esclaves africains, et qu’en 1683,
les Blancs comptaient toujours pour 30 % de la population. Il y a lieu
de croire qu’une langue créole se parlait déjà à
la Martinique à cette époque » (Mervyn C. Alleyne,
p. 18).
Alleyne comme
Ama Mazama rappellent qu’il n’est pas prouvé, comme l’affirment
les superstratistes, que les esclaves étaient systématiquement
séparés lorsqu’ils étaient de même culture et
de même langue : « Dans son obsession d’affirmer la non-africanité
des langues créoles et par là, d’assurer à la France
le rôle primordial et exclusif dans l’émergence de ces nouvelles
sociétés humaines, Chaudenson (1992) est coupable d’une partialité
qui compromet la valeur scientifique de son ouvrage, notamment quand il
rassemble un corpus volumineux de citations suggérant ou impliquant
une nette séparation des esclaves de même origine ethnique.
Chaudenson omet de citer le corpus aussi volumineux de citations qui suggèrent
que, loin de rester dans un état d’alinguisme jusqu’à ce
qu’ils aient appris assez de français pour communiquer entre eux,
les Africains, parmi lesquels d’ailleurs le bilinguisme ou le multilinguisme
étaient courants, pouvaient retrouver leurs compatriotes dans une
île et sur une plantation particulière » (Mervyn
C. Alleyne, p. 46). Il apparaît finalement que la naissance d’une
langue créole est donc plus complexe qu’une simple tentative d’approximation
par les esclaves de la langue des maîtres, le kréyòl
est plus qu’une simplification du français ! Prenant l’exemple de
la Jamaïque, sa nation d’origine, Alleyne explique qu’ « A
la Jamaïque, on a donc affaire, non seulement à un contact
entre Européens et Africains (aboutissant à l’acculturation
africaine vers un modèle européen, avec des créations
innovatrices et avec ou sans continuités africaines), mais aussi
à un contact intra-africain (c’est-à-dire entre différents
groupes africains), aboutissant à la dominance d’un de ces groupes
» (Mervyn C. Alleyne, p. 22). A la Jamaïque, le peuple Koromanti
(Twi) semble avoir joué un rôle de leader dans les mouvements
de résistance au système colonial esclavagiste ; à
tel point que les sociétés marronnes, nées pourtant
d’un métissage de divers peuples africains, revendiquent toutes
des ancêtres Koromanti et que le créole de la Jamaïque
connaît, dans les divers apports africains qui la constitue, une
prépondérance des apports twi. De même à Saint-Domingue,
du fait de leur prépondérance démographique relative
dans les premières années du système plantationnaire
(1681-1720) mais peut-être également en raison d’une solidarité
culturelle plus forte, les Ewé et les Fons ont marqué très
fortement la culture de ce qui allait devenir le peuple haïtien ;
à côté des familles de lwa – “saints”, “esprits”
– kongo et pétro (créoles), la famille de lwa
la plus influente du panthéon vodou est celle des Rada
(de la cité d’Allada, dans la baie du Bénin, dont venaient
principalement les esclaves traités éwé et fons).
Si les Africains ont donc pu imprimer leurs marques sur le kréyòl – et nous verrons plus loin qu’effectivement la créolisation linguistique qui donna naissance à cette langue est un processus opéré par les vagues successives de bossales (esclaves nés en Afrique par opposition aux créoles nés dans la colonie) tant sur la morphosyntaxe que sur le lexique –, on ne peut pas faire l’économie d’établir très précisément une chronologie et une cartographie de la traite vers la Caraïbe : « Une des tâches prioritaires pour les études afro-américaines est d’établir la chronologie des ondes successives de la migration africaine à travers l’histoire coloniale dans les différentes destinations du Nouveau Monde, ce qui permettrait d’établir la prédominance de différents groupes à des époques différentes. Il serait alors possible d’étudier les apports africains sous la forme de couches historiques chronologiques […]. On devrait étudier sérieusement le processus par lequel différentes strates d’influences africaines se seraient succédé dans une colonie particulière et auraient abouti à une structure créole intégrée » (Mervyn C. Alleyne, p.23).
En fait, on peut distinguer deux grandes périodes dans la formation du Kréyòl qui correspondent également à deux périodes dans le système colonial français dans la Caraïbe :
Ce qui semble
renforcer cette thèse du rôle joué par les locuteurs
africains dans la formation du kréyòl, c’est que justement
le kréyòl doit sa pérennité à
l’apport continu d’éléments linguistiques africains tant
au niveau du lexique que de la morphosyntaxe. Il semble se démarquer
là des créoles “à base lexicale anglaise” qui subissent
des phénomènes de décréolisation massive au
point de simplement devenir des formes “divergentes” d’anglais. Si pour
Haïti, l’explication apparaît évidente du fait de l’indépendance
de 1804 qui voit une créolisation linguistique, accélérée
par l’expulsion des colons et la prépondérance des bossales
au tournant du 19e siècle, aboutir à une langue de plus en
plus éloignée et autonome par rapport au français
; on peut se demander si le fait que, la Guadeloupe et la Martinique principalement,
aient connu une traite négrière jusqu’en 1862 n’expliquent
pas une vivacité linguistique de leur créole plus forte que
celui des colonies anglaises à créole “anglais” (pour distinguer
des cas particuliers de la Dominique, la Grenade, Sainte-Lucie et Trinidad
qui étaient depuis la fin du 18e siècle des colonies britanniques
mais dans lesquelles les esclaves et descendants d’esclaves s’expriment
– ou s’exprimaient encore il y a quelques années – en kréyòl),
sachant que le gouvernement britannique interdît la traite dès
1807.
« En
somme, la restructuration maximum qui a donné les langues créoles
à lexique français s’est réalisée à
la fin du processus historique et à travers des changements divergents
cumulatifs qui se sont succédés au cours des siècles
» (Alleyne, p. 175). Comme exemple, Alleyne donne le cas du conditionnel,
qui s’exprimait dans les formes antérieures “sre” (de serais/serait/seraient)
puis “se” (toujours utilisé dans le dialecte martiniquais
du
kréyòl), et qui s’exprime dans les formes ultérieures
et contemporaines par l’intermédiaire des marqueurs aspecto-temporels
– communs dans leur fonctionnement au kréyòl et à
bon nombre de langues africaines dont étaient locuteurs les
esclaves déportés aux Amériques –, ici le marqueur
du passé “té” / graphié “te” pour le
dialecte haïtien (j’insiste sur “dialecte” car le créole d’Haïti
est bien un dialecte de la langue créole caribéenne – son
dialecte principal et le plus vivace – comme nous aurons l’occasion de
le voir dans les ateliers d’initiation à la langue) associé
au marqueur de l’irréel “ké” / “a” pour l’haïtien
: par exemple “j’aimerais boire un jus de fruit” pourra se dire An té
‘é vlé bwè on ji en guadeloupéen, Mo
té ké lé bwè roun ji en guyanais et M’
t’ a vle bwè yon ji en haïtien.
Comparant
le créole guadeloupéen à trois langues bantu (kikongo,
kimbubu et umbundu), estimant que les kongo représentaient la première
ou la deuxième composante africaine parmi les esclaves de la Guadeloupe
tout au long des deux siècles de traite et qu’ils furent les derniers
à être introduits dans le pays dans les années 1857-1862
sous la dénomination d’“engagés libres”, Ama Mazama révèle
un large lexique ainsi qu’une forte influence syntaxique de ces locuteurs
bantu sur le kréyòl. Je ne citerai que les plus évidents,
c’est-à-dire ceux qui apparaîtront comme les plus troublants
parce qu’exprimant des réalités totalement banales et quotidiennes
pour un créolophone :
|
kikongo - kimbudu - umbudu |
bruit de chute |
chute de quelque chose de dur en kik. |
avaler d’un coup |
onomatopée désignant la déglutition en kik. |
interj. de négation, de désaccord |
interj. ou adv. de négation en kik. interj. pour l’ennui, le désaccord en kim. |
non, pas du tout |
interj. négative en kik. |
le rire, rire |
onomatopée pour le rire en kik. |
éléphant |
éléphant en kik. et en kim. |
héron |
espèce d’oiseau en kik. |
noix de palmier
|
huile de palme en kik., noix de palmier en kim. ondendi huile de palme en umb. |
variété d’igname |
igname en kik. |
derrière, cul, fesses |
derrière en kik. et kim. |
poitrine |
poitrine en kim. |
borgne kafou-kafou aveugle |
aveugle en kik. kyafu clignement de l’œil en kik. |
mort, mourir |
mourir en kik. |
moucharder |
calomnie en kik. |
vorace |
porc, vorace en kik., kim. et umb. |
revenant |
revenant en kim. |
plat fait de fruit-à-pain et de morceaux de tripes |
morceaux de viande en kik. |
tambour, battre la mesure |
frapper, marteler en kik. |
Sé grenn diri 'i ka plen sak diri