Kréyòl et Histoire de la Caraïbe
3. Enjeux de l’écriture du kréyòl


 Nous avons déjà vu que la genèse de la langue créole ne pouvait se comprendre sans la replacer dans le contexte de la colonisation de la Caraïbe. Si le kréyòl n’en est plus au stade naissant – il est bien la langue maternelle de plusieurs millions de locuteurs qui la transmettent à leur tour aux générations suivantes –, son usage actuel est bien, lui aussi, toujours fortement mis en question par des phénomènes hérités de l’ancienne société coloniale, des phénomènes entretenus par une colonisation continuée, ou par de nouvelles formes de domination.
Si le kréyòl a vu son statut de langue nationale reconnu par la constitution haïtienne de 1987 en accédant au rang de langue officielle de la République d’Haïti ; le français, langue coloniale puis langue des élites reproduisant des modèles coloniaux de gestion et d’exploitation du pays dès le début du 19e siècle (le pays versus le “pays en dehors”, voir Gérard Barthélemy, Le pays en dehors, essai sur l’univers rural haïtien, H. Deschamps - CIDIHCA), langue qui ne compte que 15 % de locuteurs en Haïti, est également reconnue comme langue officielle et a tendance, en l’absence d’une politique linguistique élaborée, à être l’unique langue administrative et gouvernementale. Et encore le créole haïtien est loin devant ! C’est à vrai dire le seul dialecte du kréyòl qui ne soit pas sérieusement menacé de disparition ou de lente décréolisation… mais est-il besoin de rappeler qu’Haïti représente un cas à part dans toute l’histoire de la colonisation ?

Un des héritages de la colonisation qui pèsent sur le kréyòl est du niveau de la représentation : on pourrait définir le kréyòl comme une langue dont on exige de ces locuteurs qu’ils apportent la preuve qu’elle mérite bien le statut de langue au même titre que la langue du colonisateur, démonstration qui doit en premier lieu convaincre les kréyòlopal (créolophones) eux-mêmes ! Car si « les linguistes ont raison de dire que toutes les langues se valent linguistiquement ; ils ont tort de croire qu’elles se valent socialement » (P. Bourdieu cité par J. Bernabé in Fondal-natal, grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais, L’Harmattan, 1983, 3 vol.). Ainsi, la dévalorisation sociale du kréyòl est double :

  • externe qui s’autorise à classer Haïti comme pays à population francophone par négationnisme de la langue de la nation haïtienne ou qui, par la voix d’un ministre de la culture du gouvernement français, s’autorise à décréter que « le créole est un patois » ce qui explique, sans doute, qu’il n’y ait nul besoin d’interprète pour assister des créolophones non francophones (par exemple de la Dominique ou de Sainte-Lucie mais donc aussi d’Haïti) devant les administrations et tribunaux français ;
  • interne, cette dernière dévalorisation étant sûrement la plus dangereuse, bien que cette auto-dévalorisation manifestée par les locuteurs du kréyòl ne puisse pas être comprise sans les pressions dévalorisantes externes qui pèsent sur l’auto-représentation qu’ont les créolophones sur leur propre langue : les parents qui interdisent à leurs enfants de leur parler en créole, reproduisent ce qu’ils ont souvent eux-mêmes subis lors de leur scolarité de la part d’instituteurs, parfois créolophones eux-mêmes, qui appliquaient la politique et les méthodes d’éducation décidées depuis la métropole coloniale, par gouvernants, “scientifiques” et “intellectuels”.

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    C’est donc bien un rapport conflictuel avec une langue de colonisation, situation qu’il partage là avec bien d’autres langues non-créoles de nombreux pays ayant connu des processus de colonisation, qui paraît résumer l’existence même de la langue créole caribéenne. Pour reprendre les propos, cités lors du premier atelier, d’Edouard Glissant : « En matière de traditions, d’organisation sociale, de mœurs ou de croyances, il n’est aucune institution qui ait ici précédé la colonisation ni qui ait eu “par nature” à lui résister. Il en est de même pour la langue parlée par la masse des Martiniquais : le créole. Langue façonnée par l’acte colonisation, maintenue dans un statut inférieur, contrainte à la stagnation, contaminée par la pratique valorisante de la langue française, et en fin de compte menacée de disparition. [et Glissant poursuit] Terre sans production, la Martinique devient de plus en plus incapable de déterminer son devenir. En particulier, la langue créole est maintenue dans l’incapacité de se développer fonctionnellement et se rapproche de l’état d’un patois francisé. (Si l’éventuelle disparition du créole avait correspondu à une évolution “naturelle” et non à une spoliation aussi brutale qu’insidieuse, cette disparition n’eût pas posé problème.) Les diverses “périodes” de l’histoire martiniquaise semblent déclencher des “épisodes linguistiques” où on perçoit en filigrane cette lutte entre le français et le créole » (E. Glissant, Le discours antillais, p. 541).

    En dehors de critères linguistiques qui font débat, le kréyòl peut donc être défini par des conditions sociolinguistiques et des enjeux politiques qui lui sont spécifiques :
    « 1. le créole est une langue jeune, non encore, au surplus, émancipée de son oralité paysanne native, malgré l’existence, depuis la fin du 18e siècle, d’écrits créoles ;
    2. le créole est le produit historique de rapports de domination, et nulle part, aucun créole n’a encore échappé à l’emprise d’une langue dominante (que cette dernière lui soit génétiquement liée ou non). Au surplus, les langues dominantes avec lesquelles il partage le champ social sont de grandes langues standard, ce qui implique pour ces dernières un certain de traits dont les plus pertinents nous paraissent être les suivants : la puissance politique et technologique, l’ancienneté et son corollaire : un degré très avancé de littérarisation. Ce dernier trait nous semble être celui qui crée les distorsions les plus grandes, s’agissant des transactions qui s’établissent entre langue dominée et langue dominante. » Jean Bernabé, Fondal-natal…

    C’est sur la question de la littérarisation comme rapport entre langue dominée et langue dominante, donc de la question de l’écrit, que je vous propose de nous arrêter afin de comprendre la situation sociolinguistique du kréyòl.
    Le kréyòl, relativement à son jeune âge (un peu plus de 3 siècles), est écrit paradoxalement depuis longtemps. Les toutes premières traces de créole rendu à l’écrit remontent jusqu’à la fin du 17e siècle, même si le premier texte littéraire connu date des années 1750. Ce texte, Lisette quitté la plaine, a été écrit par un colon créole de Saint-Domingue – Duvivier de la Mahautière – ; comme tous les textes écrits en créole (pièces de théâtre, fables de La Fontaine traduites, etc.) jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, il suit une graphie inspirée de l’orthographe française, une graphie étymologique donc comme on peut l’observer avec cette proclamation de Bonaparte publiée à Saint-Domingue lors de l’expédition Leclerc chargée de rétablir l’esclavage.
     
     

    Proclamation là, li tiré dans registe Consuls la Répiblique
    Paris, 17 Brimer, an 10 Répiblique francé, yon et indivisible.
    PROCLAMATION
    Consuls la Répiblique Francé a tout zabitans Saint-Domingue.
    Zabitans, et vous tous qui dans Saint-Domingue,

    Qui ça vous tout yé, qui couleur vous yé, qui côté papa zote vini, nous pas gardé ça : nous savé tan seleman que zote tout libre, que zote tout égal, douvant bon Dieu et dans zyé la Répiblique.Dans tan révolution, la France voir tout plein misère, dans la même que tout monde te fere la guerre contre Français. Français levé les ens contre les otes. Mes jordi là tout fini, tout fere la paix, tout embrassé Français ; tout Français zami ; tout hémé gouverneman, tout obéi li. Nation même qui té, en guerre, yo touché la main avec français. Vini don zote de Saint-Domingue : es que vous pas Français itou ? Vini touché la main avec nation zote, qui arrivé ; vous va contan embrassé frères à zote ; yo va contan embrassé vous.
    Capitaine-général Leclerc, que nous voyé pour commandé Saint-Domingue, li mené avec li tout plen navire, tout plen soldat, tout plen canon : mais pas crere ci la yo qui va dit zote, que blanc velé fere vous esclave encore : ya manti plitot que crere yo, repond, et songé bien que cé la Répiblique qui baye liberté, et qui va ben savé empêché personne de pren li encore : soldat là, navire là, tout, cé pour gardé liberté là, et gardé pays qui pour la Répiblique.Vini donc zote tout, rangé côté Capitaine-général. Cé la Pé li porté ; cé tout zafere li vini rangé, cé bonher tout monde li vélé. Blancs, négues, tout cé zenfant la Répiblique. Mes ci la la yo qui pas allé rangé côté li, qui pas vélé obéi li, tout ça li va commandé yo, va pini, parce que yo va traité à pays à y et à la Répiblique.

    Signé : BONAPARTE.


    En 1945, en partie influencée par les systèmes utilisés par des ethnologues étasuniens lors de l’occupation d’Haïti par les forces armées des Etats-Unis de 1915 à 1934, apparaît un système graphique à base phonétique. A la fin des années 70, alors que depuis les années 60 les mouvements indépendantistes s’emparent de la question de la langue, le GEREC (Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créolophone) propose une graphie basée sur un système phonologique (un même graphème donne toujours le même phonème) et sur une syntaxe graphique (ex : mèt lékòl la / mèt lékòl-la). C’est quasiment la même graphie qui est déclarée officielle en Haïti, à Sainte-Lucie et à la Dominique (mais aussi aux Seychelles et à l’Ile Maurice) dans les années 80.

    Le kréyòl étant une langue encore essentiellement orale, et la culture qu’il exprime également, on peut s’interroger sur l’importance de donner un statut de langue écrite au kréyòl. N’est-ce pas une trahison à l’esprit de la langue ? N’est-ce pas une soumission à la vision occidentale de la supériorité de l’écrit sur l’oral ?
    On peut, citant les mots d’Edouard Glissant, parler d’une question de vie ou de mort et non pas simplement d’esthétique ; on peut parler d’obligation et non pas de choix : « Un peuple qu’on réduirait à la seule pratique orale de sa langue serait aujourd’hui (et quoi que nous pensions de l’illégitimité d’une telle fatalité) un peuple voué à la mort culturelle, laquelle n’est jamais que le blême reflet d’une agonie autrement réelle. Toutes les séductions du folklorisme naïf ne peuvent rien contre cette sorte de loi » E. Glissant, Le discours antillais, p.543.
    Les développements historiques ayant supprimé sa matrice – la société d’habitation – au kréyòl (avec le cas spécifique d’Haïti qui demande énormément de relativisations), celui-ci ne dispose plus des refuges au sein desquels il s’exprimait sans contrainte, sans avoir à lutter contre la pratique survalorisée du français. L’élimination ou l’entame d’élimination des mondes ruraux caribéens entament les refuges traditionnels de cette langue paysanne qui ne dispose pas du temps et de l’espace nécessaires pour mener une évolution rapide dans une situation de mutation sociale. Pour les colonies françaises d’Amérique, la politique d’assimilation linguistique promue par le système scolaire accélère la décréolisation (plus au niveau qualitatif que quantitatif ?) de la langue et donc sa disparition progressive par métamorphose en “parler régional”. Pour ceux qui ne souhaitent pas que leur langue disparaisse, il y a donc urgence et nécessité d’utiliser tous les outils disponibles : l’écrit permettant l’utilisation, même minime, au sein du système scolaire apparaît comme un des rares moyens, avec l’utilisation des divers médias, de stopper la décréolisation, de toucher l’ensemble des locuteurs et peut-être de déboucher sur une langue revivifiée et vivace, c’est-à-dire une langue capable, en s’appuyant sur ses fondations culturelles orales, de dire le présent et le futur. La difficulté pour les défenseurs de la langue créole d’arriver à ce but est que l’on parle finalement ici de révolutions culturelles et mentales, loin d’être évidentes à mettre en place dans des sociétés coloniales traversées par des tensions politiques, sociétés dans lesquelles l’engagement culturel est sous surveillance car toujours considéré (à raison ?) comme un acte de lutte politique.

    Le kréyòl demeure donc au centre du combat entre défenseurs des apports de la colonisation et anticolonialistes (je rappelle, afin d’éviter les habituelles confusions entretenues, que l’anticolonialisme n’est pas forcément synonyme d’indépendantisme, tout comme j’insiste sur le fait que la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique sont historiquement des colonies françaises, qu’une départementalisation – mesure statutaire – ne saurait effacer un processus historique : depuis 1946, les divers gouvernements français ont bien continué à utiliser le terme de “territoire métropolitain” ce qui implique, logiquement, l’existence d’autres territoires, eux forcément coloniaux. Le terme “outre-mer”, qui fleure la vanille et le tiponch, n’est, dans son usage contemporain, qu’un euphémisme du terme “colonial”). C’est ce qui explique que face au système orthographique, adopté à divers niveaux officiels en Haïti, à la Dominique et à Sainte-Lucie mais également à la Guadeloupe, en Guyane et à la Martinique, certains linguistes français proposent ou soutiennent des propositions, par certains aspects étymologisantes, qui ne tiennent pas compte de l’unité linguistique du kréyòl. Ces propositions visent des systèmes orthographiques différents selon la langue européenne utilisée à concurrence avec le kréyòl : « Dans les propositions d’orthographes, il faut tenir compte des habitudes culturelles […]. Dans ces conditions, on admettra que l’écriture des divers créoles français, ne saurait se faire partout sur le même modèle. Selon que le créole français fonctionne dans la communication avec le français (comme dans les DOM français) ou avec l’anglais (comme à la Dominique ou à Sainte-Lucie… » (Marie-Christine Hazaël-Massieux, Ecrire en créole, oralité et écriture aux Antilles, L’Harmattan, 1993). Il s’agit là de soumettre le kréyòl à des règles décidées d’après d’autres langues, choix qui diviserait les créolophones selon une graphie à influence anglaise, française ou espagnole selon le pays caribéen dans lequel ils se trouvent ; division qui installerait l’incompréhension là où il y a intercompréhension.

    Finalement, il importe de remarquer que les défenseurs de ces systèmes étymologisants, qui remettent en question une graphie déjà fortement implantée, vingt-cinq ans après son élaboration, sont des fervents défenseurs d’une certaine francophonie, héritière de toute une tradition coloniale de politique de puissance, et considèrent le kréyòl comme une langue “romane”. C’est pourquoi Pierre Vernet, directeur du Centre de Linguistique Appliquée de l’Université d’Haïti, définit plus clairement ces diverses propositions étymologisantes comme des propositions francisantes qu’il critique ainsi :
    « Une tentative sérieuse pour une écriture cohérente du créole ne pourrait jamais faire le moindre cas de la démarche étymologisante ou francisante. Evidemment, elle a toujours été proposée par ceux qui n’ont jamais pu s’imaginer qu’il pouvait exister d’autres cadres de références que le français. Mais les problèmes que pose une telle pratique sont énormes. […]
    1. Elle est complexe et compliquée : le recours à l’origine du mot pour l’écriture introduit d’emblée une distanciation entre sa prononciation et son écriture. Non seulement le mot va évoluer et se transformer dans la langue source (celle d’où il est venu), mais il va se transformer aussi dans la bouche de ceux qui viennent de le recevoir dans leur langue. En écrivant le mot selon son origine, le locuteur ne pourra jamais se référer à ce qu’il connaît de ce mot : sa prononciation.
    2. Elle va à l’encontre des mécanismes d’apprentissage de la lecture et de l’écriture : [alors que la démarche mentale logique de tout individu, quelle que soit la langue, est d’écrire de la même façon tous les sons qui se prononcent de la même façon]. L’orthographe de type étymologisant ou francisant s’oppose à cette démarche et en prend le contrepied. On est obligé d’apprendre à écrire le mot lui-même. Ainsi, on n’apprend pas une fois pour toutes un système général d’écriture qu’on applique par la suite. Chaque mot représente un nouvel apprentissage et celui-ci n’est jamais terminé.
    3. Un tel système s’oppose à tout autre qui voudrait être fonctionnel : Il nécessite un long apprentissage couvrant une bonne partie de la scolarisation, lourd investissement qui pourrait être canalisé vers d’autres aspects de la formation de l’individu. Maîtriser la complexité d’une telle orthographe devient un but et une formation en soi ; encore que la nature d’un tel système rende impossible sa maîtrise de façon infaillible. […] Il est donc clair que la question du choix d’un tel système ne devrait même pas se poser pour le créole haïtien. Un pays comprenant 80 % d’analphabètes ne peut se payer un si grand luxe en ce qui concerne l’un de ses instruments les plus fondamentaux pour l’alphabétisation.
    4. Elle constitue une démarche techniquement irréalisable : D’abord une écriture étymologisante pour être rationnelle, non anarchique et non chaotique, suppose le recours à l’origine de chaque mot. Et comme celle-ci reste inconnue pour un nombre important de mots, il aurait fallu que les recherches étymologiques nous fournissent des informations précises et non des suppositions sur chaque mot avant de l’écrire. On aurait attendu longtemps. […] quelle solution aurait-on choisie pour les mots qui n’étaient pas encore écrits au moment où le créole les a reçus ? […] Une langue s’écrit donc non pas en fonction des langues qui ont participé à sa formation et qui peuvent continuer de l’enrichir, mais selon ses règles de fonctionnement dans leurs réalités propres, aux plans phonético-phonologique (règles de fonctionnement des sons), morphosyntaxique (règles de grammaire) et sémantique (le sens). »

    Pierre Vernet, Techniques d’écriture du créole haïtien, Le Natal, 1980.

     
    Pawòl

    Pawòl an bouch
    sé zwézo
    ou pòkò wouvè kalòj-la
    sé zwézo-a za pran lavòl

    Pawòl matjé
    sé zèl zwézo lanmen ‘w maré.

    Paroles

    Les paroles prononcées
    sont des oiseaux
    tu n’as pas encore ouvert la cage
    les oiseaux ont déjà pris leur envol

    Les paroles écrites
    sont les ailes des oiseaux que ta main a attachées.


     
    Daniel Boukman
    Zizinng Pawòl, Editions Mabouya

     

    Sé grenn diri 'i ka plen sak diri