Un des héritages de la colonisation qui pèsent sur le kréyòl est du niveau de la représentation : on pourrait définir le kréyòl comme une langue dont on exige de ces locuteurs qu’ils apportent la preuve qu’elle mérite bien le statut de langue au même titre que la langue du colonisateur, démonstration qui doit en premier lieu convaincre les kréyòlopal (créolophones) eux-mêmes ! Car si « les linguistes ont raison de dire que toutes les langues se valent linguistiquement ; ils ont tort de croire qu’elles se valent socialement » (P. Bourdieu cité par J. Bernabé in Fondal-natal, grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais, L’Harmattan, 1983, 3 vol.). Ainsi, la dévalorisation sociale du kréyòl est double :
C’est donc bien un rapport conflictuel avec une langue de colonisation, situation qu’il partage là avec bien d’autres langues non-créoles de nombreux pays ayant connu des processus de colonisation, qui paraît résumer l’existence même de la langue créole caribéenne. Pour reprendre les propos, cités lors du premier atelier, d’Edouard Glissant : « En matière de traditions, d’organisation sociale, de mœurs ou de croyances, il n’est aucune institution qui ait ici précédé la colonisation ni qui ait eu “par nature” à lui résister. Il en est de même pour la langue parlée par la masse des Martiniquais : le créole. Langue façonnée par l’acte colonisation, maintenue dans un statut inférieur, contrainte à la stagnation, contaminée par la pratique valorisante de la langue française, et en fin de compte menacée de disparition. [et Glissant poursuit] Terre sans production, la Martinique devient de plus en plus incapable de déterminer son devenir. En particulier, la langue créole est maintenue dans l’incapacité de se développer fonctionnellement et se rapproche de l’état d’un patois francisé. (Si l’éventuelle disparition du créole avait correspondu à une évolution “naturelle” et non à une spoliation aussi brutale qu’insidieuse, cette disparition n’eût pas posé problème.) Les diverses “périodes” de l’histoire martiniquaise semblent déclencher des “épisodes linguistiques” où on perçoit en filigrane cette lutte entre le français et le créole » (E. Glissant, Le discours antillais, p. 541).
En dehors de
critères linguistiques qui font débat, le
kréyòl
peut donc être défini par des conditions sociolinguistiques
et des enjeux politiques qui lui sont spécifiques :
« 1.
le créole est une langue jeune, non encore, au surplus, émancipée
de son oralité paysanne native, malgré l’existence, depuis
la fin du 18e siècle, d’écrits créoles ;
2. le créole
est le produit historique de rapports de domination, et nulle part, aucun
créole n’a encore échappé à l’emprise d’une
langue dominante (que cette dernière lui soit génétiquement
liée ou non). Au surplus, les langues dominantes avec lesquelles
il partage le champ social sont de grandes langues standard, ce qui implique
pour ces dernières un certain de traits dont les plus pertinents
nous paraissent être les suivants : la puissance politique et technologique,
l’ancienneté et son corollaire : un degré très avancé
de littérarisation. Ce dernier trait nous semble être celui
qui crée les distorsions les plus grandes, s’agissant des transactions
qui s’établissent entre langue dominée et langue dominante.
» Jean Bernabé, Fondal-natal…
C’est sur la
question de la littérarisation comme rapport entre langue dominée
et langue dominante, donc de la question de l’écrit, que je vous
propose de nous arrêter afin de comprendre la situation sociolinguistique
du kréyòl.
Le kréyòl,
relativement à son jeune âge (un peu plus de 3 siècles),
est écrit paradoxalement depuis longtemps. Les toutes premières
traces de créole rendu à l’écrit remontent jusqu’à
la fin du 17e siècle, même si le premier texte littéraire
connu date des années 1750. Ce texte, Lisette quitté la plaine,
a été écrit par un colon créole de Saint-Domingue
– Duvivier de la Mahautière – ; comme tous les textes écrits
en créole (pièces de théâtre, fables de La Fontaine
traduites, etc.) jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, il
suit une graphie inspirée de l’orthographe française, une
graphie étymologique donc comme on peut l’observer avec cette proclamation
de Bonaparte publiée à Saint-Domingue lors de l’expédition
Leclerc chargée de rétablir l’esclavage.
Proclamation
là, li tiré dans registe Consuls la Répiblique
Paris,
17 Brimer, an 10 Répiblique francé, yon et indivisible.
PROCLAMATION
Consuls
la Répiblique Francé a tout zabitans Saint-Domingue.
Zabitans,
et vous tous qui dans Saint-Domingue,
Qui ça
vous tout yé, qui couleur vous yé, qui côté
papa zote vini, nous pas gardé ça : nous savé tan
seleman que zote tout libre, que zote tout égal, douvant bon Dieu
et dans zyé la Répiblique.Dans tan révolution, la
France voir tout plein misère, dans la même que tout monde
te fere la guerre contre Français. Français levé les
ens contre les otes. Mes jordi là tout fini, tout fere la paix,
tout embrassé Français ; tout Français zami ; tout
hémé gouverneman, tout obéi li. Nation même
qui té, en guerre, yo touché la main avec français.
Vini don zote de Saint-Domingue : es que vous pas Français itou
? Vini touché la main avec nation zote, qui arrivé ; vous
va contan embrassé frères à zote ; yo va contan embrassé
vous.
Capitaine-général
Leclerc, que nous voyé pour commandé Saint-Domingue, li mené
avec li tout plen navire, tout plen soldat, tout plen canon : mais pas
crere ci la yo qui va dit zote, que blanc velé fere vous esclave
encore : ya manti plitot que crere yo, repond, et songé bien que
cé la Répiblique qui baye liberté, et qui va ben savé
empêché personne de pren li encore : soldat là, navire
là, tout, cé pour gardé liberté là,
et gardé pays qui pour la Répiblique.Vini donc zote tout,
rangé côté Capitaine-général. Cé
la Pé li porté ; cé tout zafere li vini rangé,
cé bonher tout monde li vélé. Blancs, négues,
tout cé zenfant la Répiblique. Mes ci la la yo qui pas allé
rangé côté li, qui pas vélé obéi
li, tout ça li va commandé yo, va pini, parce que yo va traité
à pays à y et à la Répiblique.
En 1945,
en partie influencée par les systèmes utilisés par
des ethnologues étasuniens lors de l’occupation d’Haïti par
les forces armées des Etats-Unis de 1915 à 1934, apparaît
un système graphique à base phonétique. A la fin des
années 70, alors que depuis les années 60 les mouvements
indépendantistes s’emparent de la question de la langue, le GEREC
(Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créolophone) propose
une graphie basée sur un système phonologique (un même
graphème donne toujours le même phonème) et sur une
syntaxe graphique (ex : mèt lékòl la / mèt
lékòl-la). C’est quasiment la même graphie qui est
déclarée officielle en Haïti, à Sainte-Lucie
et à la Dominique (mais aussi aux Seychelles et à l’Ile Maurice)
dans les années 80.
Le kréyòl
étant une langue encore essentiellement orale, et la culture qu’il
exprime également, on peut s’interroger sur l’importance de donner
un statut de langue écrite au kréyòl. N’est-ce
pas une trahison à l’esprit de la langue ? N’est-ce pas une soumission
à la vision occidentale de la supériorité de l’écrit
sur l’oral ?
On peut, citant
les mots d’Edouard Glissant, parler d’une question de vie ou de mort et
non pas simplement d’esthétique ; on peut parler d’obligation et
non pas de choix : « Un peuple qu’on réduirait à
la seule pratique orale de sa langue serait aujourd’hui (et quoi que nous
pensions de l’illégitimité d’une telle fatalité) un
peuple voué à la mort culturelle, laquelle n’est jamais que
le blême reflet d’une agonie autrement réelle. Toutes les
séductions du folklorisme naïf ne peuvent rien contre cette
sorte de loi » E. Glissant, Le discours antillais, p.543.
Les développements
historiques ayant supprimé sa matrice – la société
d’habitation – au kréyòl (avec le cas spécifique
d’Haïti qui demande énormément de relativisations),
celui-ci ne dispose plus des refuges au sein desquels il s’exprimait sans
contrainte, sans avoir à lutter contre la pratique survalorisée
du français. L’élimination ou l’entame d’élimination
des mondes ruraux caribéens entament les refuges traditionnels de
cette langue paysanne qui ne dispose pas du temps et de l’espace nécessaires
pour mener une évolution rapide dans une situation de mutation sociale.
Pour les colonies françaises d’Amérique, la politique d’assimilation
linguistique promue par le système scolaire accélère
la décréolisation (plus au niveau qualitatif que quantitatif
?) de la langue et donc sa disparition progressive par métamorphose
en “parler régional”. Pour ceux qui ne souhaitent pas que leur langue
disparaisse, il y a donc urgence et nécessité d’utiliser
tous les outils disponibles : l’écrit permettant l’utilisation,
même minime, au sein du système scolaire apparaît comme
un des rares moyens, avec l’utilisation des divers médias, de stopper
la décréolisation, de toucher l’ensemble des locuteurs et
peut-être de déboucher sur une langue revivifiée et
vivace, c’est-à-dire une langue capable, en s’appuyant sur ses fondations
culturelles orales, de dire le présent et le futur. La difficulté
pour les défenseurs de la langue créole d’arriver à
ce but est que l’on parle finalement ici de révolutions culturelles
et mentales, loin d’être évidentes à mettre en place
dans des sociétés coloniales traversées par des tensions
politiques, sociétés dans lesquelles l’engagement culturel
est sous surveillance car toujours considéré (à raison
?) comme un acte de lutte politique.
Le kréyòl demeure donc au centre du combat entre défenseurs des apports de la colonisation et anticolonialistes (je rappelle, afin d’éviter les habituelles confusions entretenues, que l’anticolonialisme n’est pas forcément synonyme d’indépendantisme, tout comme j’insiste sur le fait que la Guadeloupe, la Guyane et la Martinique sont historiquement des colonies françaises, qu’une départementalisation – mesure statutaire – ne saurait effacer un processus historique : depuis 1946, les divers gouvernements français ont bien continué à utiliser le terme de “territoire métropolitain” ce qui implique, logiquement, l’existence d’autres territoires, eux forcément coloniaux. Le terme “outre-mer”, qui fleure la vanille et le tiponch, n’est, dans son usage contemporain, qu’un euphémisme du terme “colonial”). C’est ce qui explique que face au système orthographique, adopté à divers niveaux officiels en Haïti, à la Dominique et à Sainte-Lucie mais également à la Guadeloupe, en Guyane et à la Martinique, certains linguistes français proposent ou soutiennent des propositions, par certains aspects étymologisantes, qui ne tiennent pas compte de l’unité linguistique du kréyòl. Ces propositions visent des systèmes orthographiques différents selon la langue européenne utilisée à concurrence avec le kréyòl : « Dans les propositions d’orthographes, il faut tenir compte des habitudes culturelles […]. Dans ces conditions, on admettra que l’écriture des divers créoles français, ne saurait se faire partout sur le même modèle. Selon que le créole français fonctionne dans la communication avec le français (comme dans les DOM français) ou avec l’anglais (comme à la Dominique ou à Sainte-Lucie… » (Marie-Christine Hazaël-Massieux, Ecrire en créole, oralité et écriture aux Antilles, L’Harmattan, 1993). Il s’agit là de soumettre le kréyòl à des règles décidées d’après d’autres langues, choix qui diviserait les créolophones selon une graphie à influence anglaise, française ou espagnole selon le pays caribéen dans lequel ils se trouvent ; division qui installerait l’incompréhension là où il y a intercompréhension.
Finalement,
il importe de remarquer que les défenseurs de ces systèmes
étymologisants, qui remettent en question une graphie déjà
fortement implantée, vingt-cinq ans après son élaboration,
sont des fervents défenseurs d’une certaine francophonie, héritière
de toute une tradition coloniale de politique de puissance, et considèrent
le kréyòl comme une langue “romane”. C’est pourquoi
Pierre Vernet, directeur du Centre de Linguistique Appliquée de
l’Université d’Haïti, définit plus clairement ces diverses
propositions étymologisantes comme des propositions francisantes
qu’il critique ainsi :
« Une
tentative sérieuse pour une écriture cohérente du
créole ne pourrait jamais faire le moindre cas de la démarche
étymologisante ou francisante. Evidemment, elle a toujours été
proposée par ceux qui n’ont jamais pu s’imaginer qu’il pouvait exister
d’autres cadres de références que le français. Mais
les problèmes que pose une telle pratique sont énormes.
[…]
1. Elle
est complexe et compliquée : le recours à l’origine du mot
pour l’écriture introduit d’emblée une distanciation entre
sa prononciation et son écriture. Non seulement le mot va évoluer
et se transformer dans la langue source (celle d’où il est venu),
mais il va se transformer aussi dans la bouche de ceux qui viennent de
le recevoir dans leur langue. En écrivant le mot selon son origine,
le locuteur ne pourra jamais se référer à ce qu’il
connaît de ce mot : sa prononciation.
2. Elle
va à l’encontre des mécanismes d’apprentissage de la lecture
et de l’écriture : [alors que la démarche mentale logique
de tout individu, quelle que soit la langue, est d’écrire de la
même façon tous les sons qui se prononcent de la même
façon]. L’orthographe de type étymologisant ou francisant
s’oppose à cette démarche et en prend le contrepied. On est
obligé d’apprendre à écrire le mot lui-même.
Ainsi, on n’apprend pas une fois pour toutes un système général
d’écriture qu’on applique par la suite. Chaque mot représente
un nouvel apprentissage et celui-ci n’est jamais terminé.
3. Un tel
système s’oppose à tout autre qui voudrait être fonctionnel
: Il nécessite un long apprentissage couvrant une bonne partie de
la scolarisation, lourd investissement qui pourrait être canalisé
vers d’autres aspects de la formation de l’individu. Maîtriser la
complexité d’une telle orthographe devient un but et une formation
en soi ; encore que la nature d’un tel système rende impossible
sa maîtrise de façon infaillible. […]
Il est donc clair
que la question du choix d’un tel système ne devrait même
pas se poser pour le créole haïtien. Un pays comprenant 80
% d’analphabètes ne peut se payer un si grand luxe en ce qui concerne
l’un de ses instruments les plus fondamentaux pour l’alphabétisation.
4. Elle
constitue une démarche techniquement irréalisable : D’abord
une écriture étymologisante pour être rationnelle,
non anarchique et non chaotique, suppose le recours à l’origine
de chaque mot. Et comme celle-ci reste inconnue pour un nombre important
de mots, il aurait fallu que les recherches étymologiques nous fournissent
des informations précises et non des suppositions sur chaque mot
avant de l’écrire. On aurait attendu longtemps. […] quelle
solution aurait-on choisie pour les mots qui n’étaient pas encore
écrits au moment où le créole les a reçus ?
[…]
Une
langue s’écrit donc non pas en fonction des langues qui ont participé
à sa formation et qui peuvent continuer de l’enrichir, mais selon
ses règles de fonctionnement dans leurs réalités propres,
aux plans phonético-phonologique (règles de fonctionnement
des sons), morphosyntaxique (règles de grammaire) et sémantique
(le sens). »
Pawòl
an bouch
sé
zwézo
ou pòkò
wouvè kalòj-la
sé
zwézo-a za pran lavòl
Pawòl
matjé
sé
zèl zwézo lanmen ‘w maré.
Paroles
Les paroles
prononcées
sont des oiseaux
tu n’as pas
encore ouvert la cage
les oiseaux
ont déjà pris leur envol
Les paroles
écrites
sont les ailes
des oiseaux que ta main a attachées.
Sé grenn diri 'i ka plen sak diri