Kréyòl et Histoire de la Caraïbe
1. Présentation de l'atelier et genèse caribéenne

 
La visée de cet atelier est d’utiliser la langue comme révélateur de l’histoire des sociétés caribéennes créolophones ; c’est-à-dire utiliser la langue créole caribéenne à la fois comme une sorte de trace archéologique et comme outil pour l’étude du présent. Outre de livrer une ouverture vers une autre civilisation que la civilisation européenne (une contre-civilisation de l’Europe ? Le créole comme contre-pied du français ?), le but est de donner des instruments de compréhension à ceux d’entre nous qui étudient les sociétés coloniales esclavagistes.

L’intérêt d’un atelier de ce type m’est apparu à la lecture d’un très bon mémoire de maîtrise consacré à la commission civile de 1792-1794 à Saint-Domingue. Une note de ce mémoire citait une source manuscrite dont un des mots posait apparemment un problème de transcription obligeant l’auteur à utiliser des guillemets et à poser un point d’interrogation entre parenthèses. S’il est difficile de déchiffrer certains textes du 17e ou 18e siècle, la tâche est bien plus compliquée lorsque les mots à transcrire viennent d’une langue qu’on ne connaît pas.
Le mot en question, dont la transcription ne faisait effectivement pas sens, était sûrement écrit “kalenda” ou peut-être “calenda” comme c’était l’usage ; ce qui désignait une danse (kalinda encore aujourd’hui à la Martinique), ou peut-être plusieurs que les colons ne distinguaient pas en raison de leur imbrication au sein d’une même assemblée dansée, qui prit au 18e siècle un caractère subversif par la solidarité entre danseurs esclaves qu’elle créait contre les maîtres, dans l’ambiance clandestine de la nuit.
On peut supposer que si l’étudiante avait pu s’appuyer sur une connaissance des cultures de la Caraïbe, si elle avait connu le terme actuel de kalanda/kalinda, elle aurait su déchiffrer le terme originel du 18e siècle, et qu'alors sa réflexion aurait été encore plus riche  : des pistes seraient alors apparues d’elles-mêmes.
L’utilisation de la langue créole aurait pu lui permettre de dévoiler le sens historique du terme "calenda" ; ou en tout cas renforcer les hypothèses qu'elle formulait. Ainsi, Jean Fouchard, dans son ouvrage Les marrons de la liberté (Henri Deschamps, Port-au-Prince, 1988), rappelle que Makandal - un leader marron, maître en empoisonnement, qui lança l’épouvante dans la colonie de Saint-Domingue autour des années 1750 - fut justement arrêté au cours d’une “calenda”. Cet événement historique est à rattacher au fait que la kalinda désigne encore aujourd’hui une danse, et que la danse demeure, dans le cadre culturel caribéen,  du domaine de la résistance. De plus, le terme de makanda sert encore de nos jours à désigner un sortilège, une pratique liée à la sorcellerie aussi bien en créole guadeloupéen qu'en créole haïtien (le nom commun vient-il de Makandal - Laënnec Hurbon écrit, dans Les mystères du vaudou, que le nom du marron Makandal « est resté attaché aux poisons, aux talismans, et à certaines cérémonies où l'on fabrique en grand secret des paquets magiques qui rendent leur possesseur invulnérable » -, ou le nom de Makandal lui a-t-il été attribué en raison de sa science du poison - Ama Mazama, dans Langue et identité en Guadeloupe : une perspective afrocentriste, avance le mot makundu signifiant "sorcier" en kikongo - ?).
A l'aide de deux termes du créole contemporain, le simple énoncé de ce qu’on pourrait décrire, au premier abord, comme la simple “arrestation d’un marron au cours d’une réunion dansée d’esclaves” acquiert finalement un sens beaucoup plus précis, et jette des passerelles entre hier et aujourd’hui : l’histoire et la langue s’expliquent alors mutuellement.

Je ne sais pas encore où nous mènera cet atelier mais cela peut devenir une habitude de prendre un mot, un champ lexical, une expression pour l’analyser et les comprendre historiquement ; ou inversement de prendre un fait historique et d’utiliser la langue comme auxiliaire à sa pleine compréhension.
Ainsi si l’on prend le mot “fuir” en créole, on touche immédiatement à la réalité passée des sociétés créolophones mais également à leur réalité présente par la persistance de certaines représentations. Tout d’abord on trouve une dizaine de mots pouvant traduire l’idée de fuir, richesse lexicale qui donne déjà toute l’importance du concept de la fuite dans le vécu caribéen ; ensuite la fuite est lié à la sortie hors du système de la plantation : mawon, mawonné, fannkann, bwazé, pran bwa, pran mòn, kaskòd, kòsyé.
Si inversement, on part d’un fait historique ; le drapeau de l’égalité de l’épiderme redécouvert par Florence Gauthier, Triomphe et mort du droit naturel en Révolution 1789-1795-1802, prend toute son signification lorsqu’on connaît le lexique de la couleur de peau dans la langue créole caribéenne. Ce drapeau bleu-blanc-rouge, porté par la "société des gens de couleur de Paris" en juin 1793, représentait trois hommes, un nègre sur fond bleu, un blanc sur fond blanc et un métis sur fond rouge, armés chacun d'une pique surmontée du bonnet de la liberté, et portait l'inscription Notre union fera notre force (le men anpil, chay pa lou de 1804, repris par la Constitution haïtienne de 1987). La langue créole actuelle permet de ne pas amalgamer ce drapeau des révolutions caribéennes (entre 1793 et 1802 à Saint-Domingue/Haïti, à la Guadeloupe et à Sainte-Lucie) au drapeau tricolore de la Révolution française, bien qu'il y ait rencontre par un même fondement de l'unité du genre humain : pour distinguer un "noir" à peau foncée d'un "noir" à peau claire, le créole utilise encore les termes de nèg blé et nèg wouj.
 

Si cet atelier pourra déboucher, si certains le souhaitent, sur une initiation à la langue créole caribéenne proprement dite (grammaire et pratique) ; les premières assemblées vont donc nous servir à comprendre l’histoire à l’aide de la langue et réciproquement, à dérouler la langue pour suivre le fil de l’histoire de ces sociétés nées de l’extermination, de la traite et de l’esclavage, trois caractéristiques qui spécifient la colonisation de l’espace caribéen.
On peut effectivement constater que l’histoire de la langue créole se confond avec l’histoire de la colonisation : « En matière de traditions, d’organisation sociale, de mœurs ou de croyances, il n’est aucune institution qui ait ici précédé la colonisation ni qui ait eu “par nature” à lui résister. Il en est de même pour la langue parlée par la masse des Martiniquais : le créole. Langue façonnée par l’acte colonisation, maintenue dans un statut inférieur, contrainte à la stagnation, contaminée par la pratique valorisante de la langue française, et en fin de compte menacée de disparition » (E. Glissant, Le Discours antillais, p. 541).
Si les linguistes peinent à s’accorder sur la définition exacte de ce que sont les langues créoles (puisqu'il en existe plusieurs ; ce qui explique que j’ai titré l’atelier « Kréyòl et Histoire de la Caraïbe » et non « Créole et histoire… ») et à déterminer quelles langues doivent être considérées comme créoles, on remarque justement que les points communs qui emportent pratiquement l’accord général concernent les conditions socio-historiques de formation de ces langues : « Il est évident que le changement social violent qui caractérise l’émergence des sociétés créoles peut être mis en corrélation avec le changement linguistique unique que constitue la genèse des langues créoles… » ; « Le rôle des facteurs socio-historiques dans l’évolution linguistique est universellement admis. Il a été proposé que dans le cas de la genèse et du développement des langues créoles, ce rôle a été encore plus déterminant. En effet, la genèse de ces langues ne pourrait être étudiée ni comprise si l’on n’examinait en même temps le contexte socio-historique » (Mervyn C. Alleyne, Syntaxe historique créole, p. 25 et p. 15. Dommage que l’on n’admette pas également que la genèse et le développement socio-historique de ces sociétés ne puisse être étudié ni compris sans examiner le contexte linguistique !).

Cet accord sur la genèse des créoles est important parce qu’il permet de rejeter l’opinion, basée sur une prétendue évidence, que les phénomènes de créolisation seraient universels. Tout contact linguistique ne débouche pas sur un créole. D’un point de vue linguistique les langues créoles naissent d’une interruption brutale de la transmission linguistique entre générations par le passage brusque d’une langue à une autre “langue cible” (“langue cible” car langue visée mais jamais atteinte – lorsque la langue créole, née de l’interruption d’une ou plusieurs langues et du passage à une autre, ne disparaît pas ultérieurement au profit de cette même langue ou d’une troisième comme à la Grenade ou à Trinidad) : « […] nous sommes amenés obligatoirement à conclure qu’il y a eu changement culturel (ou acculturation) et apprentissage linguistique dans le sens où ceux qui parlent aujourd’hui le créole comme langue maternelle ont comme ancêtre des gens qui possédaient une langue ou des langues autres que le créole. Il y a donc discontinuité linguistique et transmutation linguistique (“language shift”). Autrement dit, nous n’avons pas affaire, au début, au transfert de génération en génération, de parents à enfants, d’une seule et même langue. Il ne s’agit donc pas d’une évolution lente et graduelle, imperceptible… » (Mervyn C. Alleyne, pp. 25-26). Le kréyòl dans son rapport au français ne peut être considéré comme le français dans son rapport au latin, ou comme l’anglais dans son rapport au français. C’est un phénomène historique spécifique qui permet d’expliquer le phénomène linguistique spécifique du kréyòl ; en l’occurrence la traite négrière dans son aspect de phénomène de déportations de personnes à l’échelle d’un continent (car si les esclaves étaient tous venus d’un même pays, parlant des dialectes d’une même langue, ils n’auraient pas été obligés de créer une nouvelle langue éliminant leur langue maternelle) : « A. Leur genèse se fait dans le cadre historique de l’expansion coloniale européenne. B. Leur genèse est liée à un cadre socio-économique qui est l’esclavage et la plantation. C. Leur développement est exogène, c’est-à-dire que les langues créoles sont nées dans des régions qui sont étrangères aux populations qui les créent. […] 1. Situation de contact plurilingue (plutôt que bilingue), avec une répartition de pouvoir très inégale. La population sujette est très diversifiée, avec plusieurs langues mutuellement incompréhensibles » (Mervyn C. Alleyne, p. 8).

Pour résumer la genèse des langues créoles, en se limitant ici au Kréyòl, il s’agit du phénomène né de la conquête des territoires caribéens – puis américains pour la Guyane – par les Européens sur les peuples Arawaks (ou Taïnos) et Kalinas (désignés comme Caraïbes, d’où le terme de “mer des Caraïbes”) entre 1492 (débarquement des trois caravelles de Colomb) et 1797 (déportation des Kalifunas, les “Black Caribs”, au Honduras britannique) qui voit leur élimination presque totale de l’arc antillais à l'exception aujourd’hui d’une réserve à la Dominique (mais la langue actuelle de ces trois mille Caraïbes est le kréyòl), puis la mise en place du système de la plantation esclavagiste alimenté par la traite continue d'Africains de la fin du 17e siècle à la fin du 19e siècle (en ce qui concerne les colonies françaises).
L'accomplissement du génocide de ces peuples fait souvent oublier qu'il y eut, au niveau des Petites Antilles surtout,  une coexistence, certes loin d'être pacifique, entre envahisseurs et envahis, qui permit aux colons et aux premiers esclaves africains d'apprendre des techniques et des termes de la civilisation : par exemple ranmak (hamac), boukan (boucanage) et piwòg (pirogue) du kalina ; tabak (tabac), patat (patate), kasav (cassave) de l'arawak ; manyòk/mangnòk (manioc) du tupi.
Les colons, locuteurs de langues européennes non encore fixées et standardisées (1635 : colonisation française de la Guadeloupe et de la Martinique / officialisation de l’Académie française créée en 1634), vont par leur domination sociale imposer leurs parlers à leurs esclaves (poids du lexique français, de certaines formes grammaticales).
Les esclaves, locuteurs de langues différentes également, vont par leur domination démographique imposaient une restructuration des parlers des colons, une distorsion voire un véritable détournement dans certains cas (une partie du vocabulaire, prononciation, grammaire des groupes linguistiques africains dominants…).
 


Sé grenn diri 'i ka plen sak diri