Le 21 février
1965, à la salle Audubon dans le haut du quartier de Harlem, devant
une centaine d’auditeurs, Malcolm X recevait treize chevrotines et plusieurs
balles à bout portant. Le 14 avril 1966, Norman 3 X Butler et Thomas
15 X Johnson - membres des Black Muslims - ainsi que Talmadge Hayer étaient
condamnés à la prison à vie pour ce meurtre.
Pour le Michigan
Chronicle, Malcolm X n’avait fait que « moissonné ce qu’il
avait semé par sa philosophie » ; ce journal - un des
journaux de la communauté afro-américaine - souscrivait donc
à la thèse que l’on voulait servir à l’opinion publique
américaine : “Malcolm X, leader extrémiste et violent, avait
été victime de la guerre entre factions rivales de l’islamisme
extrémiste noir”. Ainsi le “bon” américain devait en arriver
à la conclusion que “tous ces nègres n’étaient bons
qu’à se battre entre eux comme des chiens” !
Si la Nation
of Islam avait quelque intérêt à la disparition de
Malcolm X, c’était non pas parce qu’il la concurrençait mais
bien parce qu’abandonnant définitivement le domaine du charlatanisme
d’Elijah Muhammad, Malcolm se plaçait désormais sur le terrain
politique pour la critiquer : « [La Nation of Islam] ne prend
aucune autre part à la lutte des Noirs de ce pays pour changer
leurs conditions si ce n’est celle d’offrir une force morale pour amener
nos gens à cesser de se soûler ou de se droguer. C’est insuffisant,
car une fois sobre, vous restez pauvre ».
Malcolm comptait
- avec cette intransigeante honnêteté qui le caractérisait
- attaquer et dénoncer cette secte qui ne faisait qu’entraver la
libération des siens : « Tous ces militants déterminés
ont été paralysés par une organisation qui ne prend
aucune part active dans aucun combat. Une organisation qui n’est une menace
pour personne d’autre qu’elle-même ».
Si donc, face
aux attaques de Malcolm, Elijah se devait de défendre son “fonds
de commerce”, d’autres, plus puissants, avaient intérêt à
ce que les Noirs demeurent au simple niveau des incantations sectaires
prônées par la Nation of Islam.
Là est
la cause de la mort de Malcolm X : sa dénonciation de l’organisation
d’Elijah n’était qu’un premier pas sur le chemin d’une nouvelle
manière de lutter plus “politique” en conformité avec sa
nouvelle vison des choses : « Nous vivons une ère révolutionnaire,
et la rébellion des noirs américains est partie intégrante
de la rébellion contre l’oppression et le colonialisme qui caractérise
cette ère. […] On aurait tort de définir la révolte
des noirs comme un simple conflit racial entre noirs et blancs, ou comme
un problème purement américain. Au contraire, nous assistons
aujourd’hui à la rébellion générale des opprimés
contre leurs oppresseurs, des exploités contre les exploiteurs.
»
A partir de
1964, Malcolm voulut surtout dévoiler l’hypocrisie du gouvernement
et de la société étasunienne, et désigner tous
ceux qui étaient compromis, de près ou de loin, avec ce système
raciste. Ainsi, de plus en plus, Malcolm va s’employer à dénoncer
toutes les hypocrisies, toutes les compromissions.
-
Tout d’abord,
dénonciation des dirigeants noirs qui travaillent pour l’oppression
blanche. Ainsi dans son discours du 15 février 1965,Malcolm donne
le coup fatal aux dirigeants des Black Muslims, en déclarant qu’ils
avaient eu des entretiens secrets avec le Ku Klux Klan afin de réaliser
un projet de création d’un territoire noir dans le sud des Etats-Unis
et ainsi « rendre le programme séparatiste plus crédible
aux yeux des Nègres, avec l’espoir que cela diminuerait la pression
exercée sur les Blancs par les intégrationnistes ».
-
Ensuite dénonciation
des “libéraux” blancs prétendument amis des Noirs : «
Oui,
je vais enlever au libéral l’auréole dont il prend tant de
peine à s’entourer ! Les libéraux du Nord montrent le Sud
d’un doigt accusateur depuis si longtemps et avec une telle impunité,
qu’ils font des crises de nerfs quand on les démasque pour ce qu’ils
sont : les derniers des hypocrites. Ma propre vie n’en est-elle pas la
preuve ? Je ne connais rien du Sud. Je suis un produit du Blanc du Nord
et de son hypocrisie à l’égard des Noirs. ».
Par ce type de
propos, Malcolm voulait démontrer que les Etats-Unis ne sont pas
divisibles en un “Sud raciste” et un “Nord vigilant défenseur des
droits des Noirs”, mais une seule et même société,
un seul et même Etat anciennement esclavagiste et toujours partisan
de la ségrégation raciale. Il s’évertuait à
faire cette démonstration afin que les militants noirs, ayant pris
conscience des réels tenants et aboutissants, adoptent des méthodes
plus appropriées : «
A mon avis, si les étudiants
de ce pays oubliaient l’analyse dont on leur a fait cadeau, s’ils s’unissaient
pour examiner eux-mêmes le problème du racisme, à l’écart
des politiciens et sans intervention des fondations, […] ils verraient
que jamais ils ne parviendront à résoudre le problème
du racisme aux Etats-Unis tant qu’ils s’en remettront au gouvernement pour
le résoudre. Le gouvernement fédéral est tout aussi
raciste que le gouvernement du Mississippi, et sa responsabilité
est plus grande dans le maintien du système raciste. A l’échelon
fédéral, ils sont seulement plus astucieux, plus habiles.
»
Malcolm, qui
« se sert de sa propre tête pour penser », refuse
de s’engager dans la politique de façon irréfléchie
et émotionnelle. Hors de question de se positionner d’après
l’échiquier politique américain, et de choisir comme “allié
naturel et automatique” un des deux camps (démocrate ou républicain)
pour que ceux-ci, comme ils en ont l’habitude, détournent l’énergie
politique des Noirs vers des problèmes secondaires pour la communauté
afro-américaine.
Là
est le danger que représente Malcolm en cette année 1965
: « le Nègre le plus en colère d’Amérique
» a compris comment utiliser cette colère pour faire avancer
la cause des siens. Malcolm a fini d’être en colère pour être
en colère. Malcolm est maintenant politiquement en colère.
Sa saine colère se communiquant aux autres Nègres pour enfin
agir sur le terrain politique : « Chaque fois que les nôtres
seront prêts à faire tout ce qu’il faut pour avoir gain de
cause, ils auront gain de cause. Jamais ils n’obtiendront rien tant qu’ils
se conformeront aux règles fixées par le pouvoir qui règne
dans les quartiers du centre. Il faut de l’action pour susciter l’action,
voilà ce que les nôtres doivent comprendre ».
Plus que les
droits civiques, Malcolm se bat pour les droits politiques, pour que les
Noirs s’expriment politiquement : « C’est le but de l’O.A.A.U.
[Organisation de l’Unité Afro-Americaine] que de militer parmi les
Noirs politiquement inactifs. Nous avons l’intention de les transformer,
de les rendre actifs, afin qu’il y ait un peu de mouvement. […]
Ce que nous entendons faire, c’est essayer de mettre leur énergie
en état de servir, en leur faisant comprendre ce qu’est la politique.
»
En plus de
ces harangues au mouvement, les auto-prophéties politiques de Malcolm
sonnaient comme des menaces aux oreilles des membres du système
américain : « Je pense qu’en 1965, que cela vous plaise,
me plaise, leur plaise, ou non, vous constaterez que toute une génération
de noirs a mûri et comprend qu’il n’y a pas de raison de lui demander
de se montrer pacifique si tout le monde ne fait pas de même. […]
De
toute façon, à partir de 1965, nous serons engagés
dans la politique à tous les niveaux ».
Ce sont ces
diverses prévisions, prédictions et projections émises
pour 1965 par Malcolm qui amenèrent quelques nombreuses personnes
et institutions à ne pas lui laisser dépasser le mois de
février de cette année-là.
Assassiner
Malcolm c’était donc faire taire cette voix qui dénonçait
le mensonge, et qui à ce mensonge voulait substituer un mode de
relation basé sur la vérité (relation d’homme à
homme et non de maître à esclave ou de race supérieure
à race inférieure). Tuer Malcolm c’était tuer le changement
(la révolution pour ceux qui n’ont pas peur des mots).
La Nation
of Islam a pu commanditer le meurtre de Malcolm mais elle ne l’a pas fait
sans la bénédiction et l’assistance des milieux gouvernementaux.
Malcolm, tout comme les Black Muslims, était constamment sous surveillance
policière (F.B.I. et C.I.A.). Comme pour l’assassinat du pasteur
Martin Luther King en 1968, seuls quelques naïfs peuvent croire à
la thèse des tueurs fanatiques. L’amériKKKa l’a suffisamment
démontré ; que ce soit par l’élimination physique
des Black Panthers (programme fédéral COINTELPRO) ou par
l’incarcération - direction le couloir de la mort - d’un Léonard
Peltier (American Indian Movment) ou d’un Mumia Abu-Jamal*
; elle sait éliminer, directement ou par l’intermédiaire
d’illuminés imbéciles, ceux qui la dérangent.