Kréyòl
et Histoire de la Caraïbe
6-2. Etude d'un texte en créole guadeloupéen
Nous
vous livrons une traduction du poème de Sonny Rupaire. Nous avons
tenté de ne pas l'interpréter (notre traduction est loin
d'être la plus esthétique) sans faire pour autant une traduction
littérale mot à mot, procédé qui a toujours
le désavantage de donner une image grammaticale simpliste du créole,
là où celui-ci se sert d'une structure autre, une structure
étrangère (donc étrange) au français.
Pour anecdote, je me souviens d'un
Français qui m'expliquait que le créole n'était qu'un
français simplifié (il n'osait pas dire que c'était
du petit nègre mais je crois bien qu'il voulait bien dire que "le
créole n'est qu'un français mal parlé") et qui me
donnait comme exemple : « vous dîtes "moi aimer toi" ».
Pourtant traduire an renmé 'w (Guadeloupe), mo kontan
to (Guyane), m' renmen 'w (Haïti), man renmen 'w
(Martinique) ou encore i love you par "moi aimer toi" ne prouve
que l'inaptitude à tout exercie de traduction de celui qui s'y essaye
!
Comme d'habitude, nous sommes à
votre disposition pour toute demande d'information supplémentaire,
tout commentaire, toute critique ou toute correction.
Pour ceux qui souhaitent aborder
de plus près la personne du tambour, nous vous conseillons le roman
d'Ernest Pépin Tambour Babel qui met en scène
la relation entre le tanbouyè, le tambour et le danseur. Allez écouter
également le titre Tanbou sèryé d'Eugène
Mona (à étudier prochainement ?).
TANBOU
Tambour
Pou Jéra Lokèl
A Gérard Lockel
-
Ou vwè noutout fèt
é grandi.
-
Tu nous a tous
vus naître et grandir.
-
Nou fè ‘w viv èvè
lokans a dwèt an nou,
-
Nous t'avons fait
vivre avec l'éloquence de nos doigts,
-
an kadans a doulè an nou,
-
au rythme de nos
douleurs,
-
a lenbé an nou.
-
de nos chagrins.
-
Nou fè ‘w ri a pèd
souf
-
Nous t'avons fait
rire à en perdre le souffle
-
Lè sa té ka rivé
nou ri.
-
Lorsqu'il nous
arrivait de rire.
-
É byendéfwa, douvanjou,
-
Et bien des fois,
au lever du jour,
-
lè lé répondè
té kagou
-
lorsque les répondeurs
étaient à plat
-
nou pran sonmèy an kontribann,
-
nous avons pris
sommeil en douce,
-
tèt an nou apiyé si
zépòl a ‘w.
-
notre tête
appuyée sur ton épaule.
-
Tanbou,
-
Tambour,
-
ou sé on pyès-fanm,
-
tu es une forte
femme,
-
doubout dwèt kon bitasyon
san bityé ;
-
debout droite
comme un champ non défriché ;
-
mouchwè anpizé, maré
san on pli
-
mouchoir empesé,
amarré sans un pli
-
lantou tèt a ‘w,
-
autour de ta tête,
-
ren sanglé pou ‘w pé
sa woulé,
-
les reins sanglés
pour que tu puisses travailler,
-
pou ‘w wouklé, pou ‘w boula
;
-
pour que tu beugles,
pour que tu martelles ;
-
Ha ! Tanboudibrèz !
-
Ah ! Tambour de
braise !
-
ou sé on fanm-bitasyon :
-
tu es une paysanne
:
-
ou pa ni kolyé ;
-
tu n'as pas de
collier ;
-
ou pa ni zanno,
-
tu n'as pas de
boucles d'oreilles,
-
mé lè ou bay lavwa,
-
mais lorsque tu
donnes de la voix,
-
sé onsèl voumtak, onsèl
voukoum,
-
c'est un seul
tumulte, un seul vacarme,
-
moun ka santi yo adan on nich a taktak.
-
les gens se sentent
dans un nid de fourmis noires.
-
An tan maléré pò
té kò obliyé
-
Dans le temps
où les miséreux n'avaient pas encore oublié
-
onlo sé mèt a déotwa.
-
(que) beaucoup
est maître de quelques uns.
-
A lè yo té ka kwè
toujou
-
A l'époque
(où)
ils croyaient encore
-
pli ni dwèt ka woulé
-
(que) plus il
y a de doigts qui roulent (sur la peau du tambour)
-
pli travay ka vansé,
-
plus le travail
progresse,
-
- Tanbou pa di sa ! -
-
- Le tambour n'as
pas dit ça ! -
-
konvwa-la té réglé
an kadans a ‘w.
-
le travail collectif
était réglé sur ton rythme.
-
Wop !
-
Hop !
-
Tout hou lévé ansanm
-
Toutes les houes
se sont lever ensemble
-
kon kòk-genm an pit.
-
comme des coqs
de combat dans l'arène.
-
Henkenchyen !
-
Han !
-
Léhou fésé ansanm
-
Les houes se sont
affesser ensemble
-
adan mové zèb kon zépon.
-
dans les mauvaises
herbes comme des éperons.
-
Tout sab té ka twazé
‘w menm lè.
-
Tous les sabres
te fixaient du même air.
-
Wap si wap !
-
Coup sur coup
!
-
On kouzyé, é sé
té zéklè an kò a bwa.
-
Un regard, et
c'était la foudre dans le corps de la forêt.
-
Adan syèl-la,
-
Dans le ciel,
-
Pwòp kon kokozyé a
inosan,
-
Propre comme le
blanc des yeux de l'innocent,
-
Sòlèy-la kon chadwon
-
Le soleil tel
un oursin
-
Té ka fouré pikan a
‘y
-
enfonçait
ses épines
-
An po a tout travayè ansanm.
-
dans la peau de
tous les travailleurs unis (dans l'effort).
-
Tanbou difé !
-
Tambour de feu
!
-
ou té ka bat
-
tu battais,
-
san pèd fil a ‘w,
-
sans perdre ton
fil,
-
san jen pèd lakat.
-
sans jamais perdre
la main.
-
Tout kè té ka kongné
ansanm !
-
Tous les coeurs
cognaient ensemble !
-
Lévwa té ka kriyé
menm lè
-
Les voix criaient
le même air
-
an tan maléré té
ni lèspri a maléré !
-
dans le temps
où les miséreux avaient des âmes de miséreux
!
-
A lè yonn adan nou té
chapé mizè,
-
Au moment
(où)
l'un d'entre nous avait échappé à la misère,
-
a lè i té kaskòd
apré on dègné jou siren,
-
au moment où
il s'était enfui après un dernier jour de serin
(rosée
du soir),
-
lavéyé té ka
anonsé
-
La veillée
s'annonçait
-
pou lézanmi vini di on dègné
bonjou,
-
pour que les amis
viennent dire un dernier bonjour,
-
dègné adyé a
yo an kaz a mò-la.
-
leurs derniers
adieux dans la maison du mort.
-
Ha, tanbou a maléré
!
-
Ah ! tambour des
miséreux !
-
ou té ka la ka bat
-
tu étais
là à battre
-
bat é bat kon kè a
jenn bougrès gyòk
-
battre et battre
comme le coeur d'une jeune fille pleine de vie
-
an kaz a mò-la.
-
dans la maison
du mort.
-
É ponmoun pa té ka
fè ‘w pé !
-
Et personne ne
te faisait taire !
-
Ponmoun pa té pé fè
‘w pé la !
-
Personne ne pouvait
te faire silence !
-
Tanbou,
-
Tambour,
-
sé ‘w té ka di
-
c'est toi qui
disais
-
sa noutout té ka kwè
adan kè an nou
-
ce que nous croyions
tous dans nos coeurs
-
asi lavi,
-
sur la vie,
-
asi lanmò a maléré.
-
sur la mort des
miséreux.
-
Ou té ka di nou :
-
Tu nous disais
:
-
« Lavi an nou sé fè,
-
« Notre
vie n'est qu'épreuve,
-
mizè, maladi, dévenn
;
-
misère,
maladie, déveine ;
-
é lanmò ka rivé
pou nou
-
et la mort arrive
pour nous
-
kon soulajman
-
comme un soulagement
-
apré soufwans,
-
après la
souffrance,
-
kon lanbéli
-
comme l'éclaircie
-
apré movétan. »
-
après le
mauvais temps. »
-
É nou té ka chanté,
-
Et nous chantions,
-
nou té ka dansé.
-
nous dansions.
-
Ou té ka la ka bat
-
Tu étais
là à battre
-
bat é bat an kaz a mò-la
-
battre et battre
dans la maison du mort
-
pou yonn di nou ki té chapé
mizè,
-
pour l'un de nous
qui avait échappé à la misère,
-
yonn adan nou ki té kaskòd
-
l'un d'entre nous
qui s'était enfui
-
apré on dègné
jou siren.
-
après un
dernier jour de serin.
-
Jòdijou ou pé sèk
;
-
Aujourd'hui tu
t'es tu sec ;
-
Po a ‘w ka grigné kon ta on
vyékò las.
-
Ta peau se flétrit
comme celle d'un vieillard fatigué.
-
Ou fwèt adan ti kwen a ‘w.
-
Tu as froid dans
ton petit coin.
-
Ou ka chonjé an tan ou té
mèt-a-mangnòk
-
Tu te souviens
du temps où tu étais le maitre du manioc (le leader)
-
an tan ou té an tout sòs.
-
du temps où
tu étais dans toutes les sauces.
-
Tanbou !
-
Tambour !
-
Délè yo ka vini soukwé
‘w an bobi a ‘w
-
Des fois ils viennent
te secouer dans ton assoupissement
-
pou tanté fè ‘w dépalé,
-
pour tenter de
te faire divaguer,
-
pou fè ‘w di
-
pour te faire
dire
-
péyi an nou ka viv adan lopilans
san soufwans.
-
que notre pays
vit dans une opulence sans souffrance.
-
Mé ou ka fèmé
kè a ‘w.
-
Mais tu fermes
ton coeur.
-
Davwa yo vlé fè ‘w
fè makak ba moun-dèwò
-
Car ils veulent
te faire jouer le singe pour des gens de l'extérieur
-
ki byen foutépamal si maléré
ka mò pa lafen.
-
qui se fichent
bien si des miséreux meurent de faim.
-
Ou sav jou a ‘w pa lwen ;
-
Tu sais que ton
jour n'est pas loin ;
-
ou ka filé lang a ‘w pou lapèldéchanpyon,
-
tu effiles ta
langue pour l'appel des champions,
-
ou ka paré tout mo a ‘w pou
chouboulé kè a moun,
-
tu prépares
tous tes mots pour chambouler le coeurs des gens,
-
pou fè zyé an nou plen
dlo,
-
pour faire que
nos yeux se remplissent d'eau,
-
pou nou anrajé,
-
pour que nous
enragions,
-
pou nou lévé tout ansanm,
-
pour que nous
nous levions tous ensemble,
-
maré ren an nou séré
-
amarrions nos
reins serrés
-
é désidé nou
a rantré o konba !
-
et nous décidions
à rentrer au combat !
-
Anbenn, ou ka véyé
lè a ‘w :
-
En douce, tu surveilles
ton heure :
-
lè moun péyi an nou
dépi Lansbètran jis Vyéfò,
-
l'heure où
les gens de notre pays depuis l'Anse-Bertrand jusqu'à Vieux-Fort,
-
dépi Marigalant jis Dézirad,
-
depuis Marie-Galante
jusque la Désirade,
-
ké wouparèt nèf,
pòtré a on timoun ki sòti fèt,
-
réapparaîtront
neufs, tel (portrait d') un enfant qui vient de naître
-
ki sòti an vant a lalit.
-
qui est sorti
du ventre de la lutte.
-
Ha, tanboudibrèz !
-
Ah !, tambour
de braise !
-
Tanbou Gwadloup !
-
Tambour de la
Guadeloupe !
-
Fout ou jenn lè lidé-lasa
vini an lèspri a ‘w !
-
Foutre que tu
es jeune quand cette idée te vient à l'esprit !
Sonny Rupaire
1970
Cette igname brisée qu'est
ma terre natale
Editions Caribéennes, 1982.
Quelques commentaires
:
Sonny Rupaire a dédié
ce poème, qui évoque le quotidien des paysans de Guadeloupe
(moun-bitasyon), à Gérard Lockel, inventeur
du Gwoka modèn "Musique de lutte de classes, au service
des ouvriers et paysans guadeloupéens".
lenbé : le
lenbé
est un sentiment de spleen, un chagrin d'amour. Peut-être une sorte
de "saudade" ?
boula : c'est
le rythme de base du Gwoka, "le sentiment rythmique du peuple
guadeloupéen" comme le définit Gérard Lockel. C'est
également l'action de battre la mesure. Le deuxième ka
(tambour) sert à marquer les variations et improvisations d'où
son nom de makè qui est égalerment donné
au tanbouyè qui le cogne.
répondè
: les répondeurs
sont le choeur du Gwoka, ils répondent à l'appel
du meneur (le chanteur), ils lui donnent la voix (répondè
! ban mwen lavwè pou mwen pé sa alé !) c'est-à-dire
qu'ils l'assistent pour qu'il puisse aller au bout de sa parole (comme
le conteur est assisté par la cour, qui répond à ses
injonctions : Krik ! dit le conteur, Krak ! répond
la cour). Les répondeurs peuvent également battre le rythme
de base, c'est alors du boula-gyèl.
konvwa : il
s'agit d'une organisation collective du travail pour des tâches ponctuelles
comme le défrichage d'un champ (bityè tè-la).
L'équivalent haïtien, plus connu, est le koumbit
(à la Martinique koudmen).
Par rapport au conte martiniquais,
Twa konpè, on remarquera quelques différences entre le
dialecte guadeloupéen et le dialecte martiniquais de la langue créole
caribéenne :
l'article défini guadeloupéen
ne subit jamais l'influence phonique du nom qu'il détermine, il
est toujours écrit et prononcé -la : mò-la,
chat-la, fanm-la, chyen-la.
l'article démonstratif (-tala
en martiniquais) est exprimé par -lasa. Par contre
comme pronoms démonstratifs, le créole guadeloupéen
utilise sila pour "celui-ci" et tala (ou sala)
pour "celui-là" (au pluriel : sélasa pour "ceux-ci"
et séla pour "ceux-là").
l'article indéfini (an
en martiniquais) revêt la forme on : on fanm-bitasyon.
la possession est marquée par
l'association de la particule a et du pronom personnel après
le nom : lèspri a 'w. La particule a
est nasalisée devant les pronoms personnels de la première
personne, singulier comme pluriel : kè an mwen ("mon
coeur"),
zyè
an nou ("nos yeux").
le passé récent (fini
en martiniquais) est marqué par sòti : on
timoun ki sòti fèt ("un enfant qui vient de naître").
Sé
grenn diri 'i ka plen sak diri