1848-1998
Le prix du silence
 
Le 23 mai 1998, une marche silencieuse a mobilisé à paris 10 à 15 000 personnes – 8 000 selon la préfecture de police, 20 000 selon les organisateurs –, presque toutes issues des colonies françaises d’Amérique (Guadeloupe, Guyane, Martinique). La radio communautaire média Tropical avait fait un battage quotidien soutenu pour ce défilé, qui a été un succès indéniable pour ses initiateurs, un Comité pour une commémoration unitaire du cent-cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage des Nègres dans les colonies françaises. Encore faut-il s’interroger sur le sens de cette initiative. Quinze ans après la "Marche des Beurs", les "Blacks" tombent-ils à leur tour dans le piège de la beurisation ? L’AZLS, rompue à ce type de footing, était présente et a donc distribué son manifeste zapatiste - traduit en créole de la Caraïbe- accompagné du tract "Tout moun sé moun".

 

Consensus, communautarisme, clientélisme

Les organisateurs, se voulaient en marge des célébrations officielles organisées par le gouvernement français. Ils ont donc choisi le 23 mai pour rappeler deux dates : le 22 mai 1848 à la Martinique et le 27 mai à la Guadeloupe, l’esclavage est aboli sous la pression insurrectionnelle des esclaves, avant même qu’arrive le texte du décret de la IIème République abolissant l’esclavage dans un délai de deux mois. Pourquoi une marche silencieuse ?

Le silence était, semble-t-il, le prix à payer pour obtenir "l’unité" et ainsi rassembler départementalistes, autonomistes, souverainistes, indépendantistes et abstentionnistes ; mais aussi doudouistes, négristes, afrocentristes, antillanistes, créolistes, caribéanistes. Bref tous les courants et nuances de la planète tropicaliste française, ou du moins francilienne. Quoi de mieux que le silence pour empêcher toute voix autre que celles patentées par Média Tropical de briser le mince consensus – la famille étendue serait-elle donc le seul lien possible pour des peuples dépossédés d’eux-mêmes ? – bâti sur un "respect et honneur pour nos ancêtres" ?

Les ancêtres ont-ils écouté ou seulement entendu le silence de leurs descendants, alors que les morts créoles ont toujours exigé des vivants des veillées mortuaires avec tambours et conteurs ? Les ancêtres ont-ils compris les discours et banderoles en français, eux qui ne parlaient que le créole, voire une langue africaine pour les esclaves bossales [nés en Afrique] ? Ce n’était pas la préoccupation des organisateurs. Ce n’est pas des ancêtres qu’ils voulaient se faire entendre.

Derrière ce "silence respectueux des ancêtres" de façade, c’était une demande de "respect et honneur pour nos communautés". Quelles communautés ? Celles que sont en train de forger des leaders radiophoniquement autoproclamés d’une "génération consciente" – consciente de son opportunisme et des juteuses perspectives du DJ-lobbying communautaire ?

Les nouveaux leaders/DJ qui monopolisent la parole sur fond de silence sont en train de créer la première communauté réellement virtuelle – virtuellement idéale : une communauté sans langue [entre français brodé et créole… décréolisé], sans identité, sans revendication. Sur fond de silence imposé aux troupes, la géométrie dessinée pour cette communauté est la plus variable possible, afin de diversifier le chantage : pour les quotas bananiers et les postes de fonctionnaires, on est Domiens ; pour "l’honneur et la gloire de la race", on est Nègres pharaoniques ; face aux Haïtiens ou aux "sans-papiers", on est Français ; pour les quotas au cinéma et à la télé, on est "Blacks" ; pour l’Unesco-bizness, on est "Noirs". En bout de course, on n’a plus ni une diaspora, ni même une communauté émigrée, mais une communauté d’immigrés figés dans leur folklore – un folklore adapté aux exigences du marché mondial – historiquement amnésiques donc incapables d’envisager un avenir, un destin commun.

D’une telle communauté ne peut évidemment émaner aucune revendication politque. "Respect, honneur, dignité", sinon rien. Dignité de qui ? De leaders assoiffés de pouvoir, rêvant de copier les entrepreneurs african-american ? Le but ou en tout cas le résultat de ce type de manśuvres est évident : renforcer le système de clientélisme électorale qui s’appuie sur un maillage associatif collé-serré. les mairies subventionnent des associations communautaires dont les présidents sont du même bord politique que le pouvoir municipal en place. Ces associations servent de vitrine de l’action municipale [à coups d’honneur et de respect] en direction de la "communauté". les présidents de ces associations deviennent les marionnettes agitées par les divers partis politiques français, pour attirer dans leurs nasses les voix des soi-disant communautés, en échange des postes d’adjoint au maire ou d’employé municipal.

Ce rêve a un prix. Ces leaders mégalomanes semblent être prêts à le payer. Ils sont prêts à liquider les dernières miettes – linguistiques, culturelles, historiques, politiques – de l’héritage de ces fameux ancêtres qui sont justement leur dernier obstacle, dans la mesure où leur legs n’est qu’une immense résistance constante et multiforme *.

Contre ces leaders qui veulent les beuriser – c’est à dire les intégrer en les désintégrant, par la rupture des ponts avec la mémoire, avec l’histoire, avec les pays des ancêtres, avec le futur de ces pays – il est urgent que les Guadeloupéens, Guyanais et Martiniquais se rappellent qu’ils sont une diaspora de peuples DOMinés et non de "domiens". Il est urgent qu’ils se réapproprient cette maxime des ancêtres : Rézisté sé rézisté **.

 

Maximilien PALERME
Basta ! n° 5/98
 
* Les salutations usuelles en créole caribéen en sont un bon exemple : Kijan ou yé ? - Mwen la ka kyenbé. Littéralement : Comment es-tu ? - Je suis là à tenir [à résister]. Apita - Kyenbé rèd ! Litt. : A plus tard - Tiens dur ! [Résiste !]. Kyenbé rèd sé moli ki rèd ! Litt. : Tiens dur, c'est faiblir qui est dur !
** Exister c'est résister / Résister c'est exister.